Comment lancé sa Cité-Etat est devenu the new

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Par Nastasia HADJADJI. 14/10/2024
Au nom d’un idéal politique sécessionniste, des milliardaires de la tech entendent remplacer les nations par de micro-États de droit privé où la citoyenneté s’acquiert comme une marchandise. Décryptage d’une tendance qui fait des émules, jusqu’à Donald Trump lui-même.

Ils souhaitent recréer l’ambiance ‘frat’ de Stanford, mais sans l’institution. Ils entendent s’inspirer de l’esprit d’innovation de la Silicon Valley, mais loin des dirigeants « communistes » de la Californie. Ils préfèrent le Bitcoin au dollar américain et considèrent l’impôt comme une spoliation. Ils sont entrepreneurs, ingénieurs et programmateurs informatiques. Tous se définissent comme technophiles, capitalistes, libertariens et, parfois, transhumanistes.

Balaji Srinivasan, le VC qui rêve de « Network States »

Séduits par l’idée d’un mode de vie communautaire, ces acteurs du secteur des technologies ont convergé vers Forest City, une ville nouvelle malaisienne proche de Singapour, pour suivre un programme à mi-chemin entre l’université et le camp de vacances. Tous ont répondu à l’appel de l’entrepreneur Balaji Srinivasan qui a popularisé le concept de « Network State ». Cette expérimentation porte un nom : la Network SchoolElle rassemble cette poignée de happy fews jusqu’au mois de décembre 2024.

Leur ambition ? Créer de micro-États de droit privé où les citoyens seraient à la fois actionnaires et clients. Populaire au sein d’une frange grandissante du secteur des technologies, le concept de Network State essaime. Il suscite de multiples expérimentations qui convergent autour de l’intention de faire société sans l’État, mais avec l’appui de technologies comme l’intelligence artificielle, les cryptoactifs et la blockchain. 

L’État-nation décline, mais la tech va bien

En ce 23 septembre 2024, ils sont donc une poignée à poser leurs valises à l’aéroport de Changi, à Singapour. Parmi eux, on aperçoit aussi des figures de la tech comme Bryan Johnson, un milliardaire technophile connu pour sa volonté forcenée de retarder l’âge de son vieillissement. Il est présent pour enseigner aux participants les bases de son régime blue print censé permettre d’optimiser sa vie en bonne santé. Mais aussi Vitalik Buterin, le fondateur de la blockchain Ethereum, présent à l’aéroport aux côtés de Johnson et Srinivasan. Lui-même a lancé il y a quelques mois Zuzalu, un projet communautaire de « ville pop-up » adossé aux grandes conférences Ethereum qui se tiennent chaque année dans différentes villes du globe.

Patri Friedman, le petit-fils de Milton, est lui aussi sur place. Ce libertarien pur sucre, créateur de l’institut du Sea Steading, est venu partager son expérience sur la manière de créer des villes en dehors de toute forme de supervision gouvernementale. En clair, le projet de Network School rassemble tout le gratin de la tech dans sa frange libertarienne.

Le raisonnement de ces entrepreneurs suit une certaine logique. La technologie a déjà transformé en profondeur la manière avec laquelle nous nous déplaçons, nous mangeons et nous nous rencontrons, alors pourquoi ne pas “disrupter” également l’État et la façon de créer des nations ? Pour ces personnalités, dont certaines sont proches du courant du Dark Enlightment, une philosophie millénariste réactionnaire incarnée par le blogueur proche de l’alt-right, Curtis Yarvin, l’Occident est en déclin. L’effondrement des économies occidentales est inexorable et celui-ci entraînera dans sa chute la forme – éculée, selon eux – de l’État-nation. Dans son versant accélérationniste, cette philosophie soutient même qu’il faut accélérer ce déclin pour faire advenir une société nouvelle, reposant sur les principes du techno-capital. Ces “écoles” et projets communautaires sont donc présentés comme les laboratoires de cette société de demain.

Dark talents

Les élèves de la Network School ont été sélectionnés grâce à un formulaire de recrutement. Le programme cible explicitement les « dark talents », selon Balaji Srinivasan, qui s’adresse aux « ingénieurs indiens et aux founders africains, aux créateurs du Moyen-Orient, aux libéraux chinois et aux libertaires latino-américains, aux technologues émergents de l'Asie du Sud-Est et aux derniers capitalistes européens. » Populaire au sein d’une frange du secteur des technologies qui se définit bien volontiers comme technocapitaliste, Balaji précise également que la Network School est un point de chute pour quiconque « admire les valeurs occidentales, mais reconnaît également que l'Asie est en pleine ascension et que le prochain ordre mondial est davantage centré sur l'Internet – et les principes d’un code neutre – que sur des institutions occidentales en déclin ou sur un État autoritaire comme en Chine. »

Tous payent entre 1 000 et 2 000 dollars par mois pour suivre un programme articulé autour de trois piliers : learning, earning, burning (apprendre, brûler des calories et gagner de l’argent, ndlr). Men sana in corpore sano, dans ce contexte, cela donne de la musculation le matin (le techbro doit avoir le biceps affûté) et de la course l’après-midi. Les repas sont concoctés par la société de Bryan Johnson, le milliardaire adepte de spiruline et de choux en tous genres. Porte-parole du courant de la longevity, ce dernier défend l’idée de pouvoir vivre plus longtemps en bonne santé, tout en s’inscrivant dans la philosophie du transhumanisme.

Côté théorie, le programme présenté s’articule autour de tâches simplistes, comme « télécharger un code sur GitHub/Reddit (pour prouver que vous comprenez le concept) ou poster un commentaire sur vos réseaux sociaux (pour montrer que vous savez utiliser l’IA). » Le tout donnant accès à une vague « proof-of-learn ». La substance même de cette école, qui entend rivaliser avec Stanford, semble surtout être les interventions des fondateurs eux-mêmes, en la personne de Balaji Srinivasan et Bryan Johnson. Car ces derniers ont un programme politique, qui fait déjà de multiples émules parmi les entrepreneurs de la tech.

Freedom cities

Il y a d’abord Praxis, la startup edgy. Son fondateur, Dryden Brown, se dit fasciné par les civilisations grecques et romaines, tout autant que par leur chute. Pétri d’ambitions millénaristes, il se voit comme un bâtisseur et ambitionne de fonder une cité-État quelque part « sur les rives de la Méditerranée ». Pour lui, le Network State est « le boss final de la crypto. » Comprendre, le but vers lequel doit tendre cette industrie.

À mi-chemin entre l’agence de com et le studio créatif pour fashionistas, Praxis est une structure nébuleuse. Pour l’heure, les Praxians qui ont fait l’acquisition d’un steel visa auront l’occasion de se réunir dans les Caraïbes, à Puntacana en République dominicaine. Au programme, annonce la startup : soleil, plage, musique et sport.

Il y a aussi Prosperà, au Honduras, un projet de zone économique spéciale qui vient d’être rendu inconstitutionnel au terme d’un long combat juridique entre l'État hondurien et les investisseurs du projet, qui réclament plus de 10 milliards de dollars de compensations en cas d’interdiction auprès d’un tribunal d’arbitrage international. Mais aussi California Forever, un projet de développement immobilier porté par Jan Šrámek, un ancien de Goldman Sachs soutenu financièrement par de grands pontes du capital-risque étasunien comme Marc Andreessen de a16z. Moins libertarienne, et semble-t-il influencée par le modèle communaliste, la startup Cabin entend créer un réseau mondial de communautés constituées en villes. Les valeurs portées par le projet font cohabiter retour à la nature, esprit de village et entraide. Le concept séduit jusqu’à Donald Trump lui-même qui évoquait en 2023 un hypothétique projet de “Freedom Cities”.

Voice and Exit : un modèle clés en main

Les Network States sont présentés comme des “produits” à même de remplacer les États-nations. Le modèle de ces sociétés d’un genre nouveau est calqué sur celui d’une startup, une entreprise de droit privé. Chacun peut édicter ses propres règles (Voice) et choisir de quitter le projet s’il le souhaite (Exit). Dans ce paradigme hyperindividualiste, la citoyenneté est une commodité. Elle s’achète comme un abonnement au club de gym que l’on peut décider d’abandonner si l’on estime que l’herbe est plus verte dans la ville voisine.

Quant à la gouvernance de tels modèles, elle repose unilatéralement sur la technologie. Car, dans le raisonnement de ces entrepreneurs, la technologie fait, partout et tout le temps, mieux que les outils traditionnels, comme la représentation, la délibération et le vote. Exit Max Weber. La démocratie est une question annexe. Au doigt mouillé, ces nouvelles cités-États seront powered by l’intelligence artificielle, la crypto et la blockchain.

Côté économie, on prône la dérégulation la plus totale et une taxation minimale. D’ailleurs, nombre de ces projets entendent prendre la forme de zones économiques spéciales, en s’inspirant de modèles qui combinent ultralibéralisme économique et gouvernance autoritaire, comme Singapour, Dubaï ou Shenzhen. Pour l’historien Quinn Slobodian, ces projets sont emblématiques de ce qu’il nomme le crack-up capitalism, c’est-à-dire le morcellement par l’intérieur de la structure même des démocraties par des acteurs économiques.

Alors, si le Network State est le pendant civilisationnel du « Je monte ma boîte », il est aussi le versant idéologique d’un projet porté par les élites technologiques : faire sécession, en particulier de la démocratie.

source: https://www.ladn.eu/tech-a-suivre/comment-lancer-sa-cite-etat-est-devenu-the-new-je-monte-ma-boite/

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